Amen Dunes revient avec Death Jokes le 10 mai. Le successeur de son Freedom, album le plus apprécié par le public et la critique sorti en 2018. Un cinquième disque qui risque d’en surprendre plus d’un et dont le processus de création a aussi étonner son auteur lui-même. Retour sur les secrets de fabrication avec Damon McMahon, en direct et en visio de son appartement new-yorkais.
Cela fait six ans depuis ton album précédent, Freedom. Tu as voulu t’éloigner de ce que tu faisais avant. Aussi bien en termes de genre musical que de la manière dont tu composais jusqu’à présent. Pour cela, tu as appris les fondamentaux du piano et de la musique électronique. On ressent ce changement dès les premières notes du disque, qui sonne comme une déconstruction de tout ce que tu as fait dans le passé. Comment ça s’est passé pour toi ?
J’apprenais à apprendre les instruments au fil de l’enregistrement. C’est un processus que l’on peut entendre. Par exemple, j’ai réussi à utiliser la boite à rythmes seulement après quelques morceaux. La même chose pour le logiciel d’enregistrement ou de montage.
Je voulais que l’album soit comme une photo de ce processus d’apprentissage plutôt qu’un exercice maîtrisé.
Ce n’est pas un disque immédiat. Est-ce que c’était une intention marquée de ta part de faire en sorte que l’auditeur traverse aussi le chemin que tu as eu à faire pour arriver au bout de cet album ?
Je ne pense pas que c’était fait consciemment. Je ne pensais pas au résultat final mais à prendre du plaisir en cherchant le risque et l’excitation. Là où j’ai pensé aux auditeurs, c’était plus dans les messages que j’allais véhiculer. Cela devait rester avant-gardiste et peut-être qu’ensuite, ça aura du sens pour la personne qui va l’écouter.
Un travail de longue haleine
Tu as commencé l’écriture en Sicile et on y retrouve des titres comme ‘Boy’. Même si à l’époque, tu ne pensais pas forcément que ça allait finir sur cet album.
Pendant toutes ses années, j’ai toujours composé dès qu’une idée me venait mais essentiellement à l’aide d’une guitare. J’ai donc un paquet de chansons écrites de cette manière dont j’ai pris des notes sur le papier. Avant, lorsqu’il était temps de faire un nouvel album, j’allais piocher dans ce vivier pour voir ce que j’allais pouvoir utiliser.
Le tout a été écrit à des périodes très différentes. ‘Boy’ date de 2015 alors que ‘What I Want’ date de 2005. Ensuite, tu as des morceaux comme ‘Around The World’ ou ‘I Don’t Mind’ que j’ai composé le jour où j’ai commencé à travailler sur l’album.
Avec quasiment 20 ans d’écart entre certains morceaux, comment décides-tu de celles qui feront partie du disque ?
Toutes les nouvelles chansons composées partagent le même fil conducteur. Pour les autres, j’ai honnêtement juste choisi les meilleures. Par coïncidence, j’ai découvert en faisant cette sélection que certains thèmes se recoupaient.
Tu joues beaucoup sur les formats de tes chansons sur Death Jokes. Tu jongles avec des interludes, des passages parlées, des titres qui peuvent aller jusqu’à 10 minutes. Le bouclage de l’album a du être quelque chose, non ?
Jusqu’à la toute fin, j’ai rajouté des choses. Pendant longtemps, je me suis tenu à 9 morceaux. Mais j’ai voulu intégrer cette notion de musique électronique où il y a des ambiances différentes, comme des interstices. C’est pourquoi j’ai ajouté ces moments que j’avais ou que j’ai écrit.
On entend aussi parler français à la fin d’Around The World. D’où ça vient ?
C’est une longue histoire. Dans cette chanson, je parle d’une sorte de maladie mondiale, un malaise. Qui me concerne et qui concerne aussi d’autres personnes. J’ai écrit ça lors de la pandémie. Il y avait donc cette peur mais aussi une sorte de crise spirituelle. J’ai donc écrit à propos d’une solution à tout ça et ça m’a fait penser à mon prof de piano. Et c’est sa prof que l’on entend. Sa méthode passait par de la méditation et c’est sa voix angélique que l’on entend. Elle parle aussi du fait de créer de l’art et du besoin de prendre des risques. De ne pas avoir peur de prendre des risques et de faire des erreurs. J’ai donc décidé d’inclure ce sample à la fois parce que cette personne parle de mon prof de piano mais aussi parce qu’elle défend en quelque sorte la voie que j’ai décidé de prendre pour ce disque.
Lorsque tu enregistrais le disque, il s’est passé beaucoup d’événements. Il y avait la pandémie bien sûr mais tu es aussi tombé malade et dans la foulée, tu es devenu père. Ce disque, c’est aussi un témoignage de ce que tu as pu vivre à ce moment-là.
En effet la période a été marqué par le COVID et la maladie en 2020, puis l’arrivée de ma fille l’année suivante. Puis, mon deuxième enfant en 2023. La paternité a amené une sorte de purification. Je ne sais pas si ça a impacté directement le disque entier mais une chanson comme ‘Purple Land’ l’a été.
L’album est vraiment à propos des interactions que l’on peut avoir avec le monde. Les miennes et les vôtres. La manière dont ça influence nos existences, notre compréhension des choses mais surtout dans la création artistique.
C’est pourquoi il y a tant de voix différentes dans le disque, je les utilise pour parler à ma place au lieu de les chanter. Parfois, je les utilise comme une pièce de théâtre ou un jeu mais c’est surtout pour évoquer cette crise au sein de la création.
Avec Predator et Solo Tapes, le disque prend un virage électro très marquée avec des rythmes électro et une ambiance qu’on pourrait affilier au courant rave.
J’ai grandi en écoutant ce type de musique et j’adorais mais on m’a toujours dit que je n’étais pas assez bon pour en faire. J’avais fini par considérer que seulement les personnes douées dans ce style pouvaient se permettre d’en faire. Sur ces deux titres, je m’amuse juste à expérimenter. D’autres chansons comme ‘Rugby Child’ ou ‘I Don’t Mind’ peuvent donner des pistes mais celles-ci y vont à fond.
Création et Déconstruction
Au fil de la création de ce disque, il y a eu des collaborations qui n’ont pas abouties. La seule que le public a pu vraiment entendre, c’est celle avec Sleaford Mods pour un titre en 2022. Quelle est l’histoire derrière tout ça ?
A un moment, j’ai demandé aux Mods de faire l’album avec moi. Il y a eu une très longue liste de collaborateurs. Entre 2019 et la fin 2022, j’ai essayé de travailler avec plus d’une vingtaine de producteurs, ingénieurs et musiciens. Et pour la plupart, ça ne s’est pas fait parce qu’ils ne comprenaient pas ce que je faisais.
Ils me disaient qu’ils n’aimaient pas, que ce n’était pas bon, que ça n’avait aucun sens. C’est aussi ce qui a généré une partie du propos de Death Jokes : il y a peu de place aujourd’hui dans le monde pour de l’art moche.
C’est intéressant et perturbant que cela te soit arrivé après ton album le plus populaire.
J’ai été surpris. Non pas que je m’attendais à ce que tout le monde m’adore mais parce que j’avais choisi de collaborer avec des artistes que je considère comme curieux et ouverts à la prise de risque. C’est comme si ils avaient été emprisonné par leurs ordinateurs et par le pouvoir de l’intelligence artificielle et que la musique des artistes devait forcément subir de la chirurgie plastique pour devenir parfaite. Par définition, la musique est faite par des humains et ne sera pas parfaite. Pour moi, c’est de la triche et c’est ce qui m’a choqué.
Death Jokes est donc une sorte de réponse à ça. Je prends le contrôle de ce que je veux faire. J’utilise des machines et des logiciels de la manière dont j’ai envie : primitive et brute.
Pour la production de l’album, tu t’en es chargé ?
J’ai essayé de travailler avec 5/6 personnes différentes sur plusieurs sessions de studios. Cela s’est à chaque fois soldé par un échec parce que toutes ses personnes trouvaient que c’était de la merde. Sérieusement. J’aurais beaucoup d’histoires à raconter à ce sujet. (rires)
Ces échanges rugueux, est-ce qu’ils ont eu un impact sur l’orientation du disque ?
Clairement, j’y suis allé encore plus fort. Avant ça, le contenu était plus léger. Mais avec ces rejets, j’y ai ajouté de la passion, de la colère et ça m’a donné aussi plus d’expérience avec le matériel puisque le temps s’est écoulé… Par contre, je n’y suis pas allé plus fort parce qu’ils m’avaient blessé ou que je voulais leur montrer qu’ils avaient torts. C’est juste parce qu’au plus j’y allais, au plus je m’amusais. J’avais l’impression que le monde n’avait pas envie de s’amuser et c’est pourquoi j’ai réagi de cette manière. A travers ma carrière, j’ai déjà connu la critique donc je m’y suis habitué. Sur cette expérience, j’ai quand même eu des moments où certaines personnes se tournaient vers moi en rigolant pour me dire que telle prise n’était pas bonne ou que rien n’était bon en termes de percussions. A tel point que la personne a repris parfaitement toute la partie mais je ne trouvais pas que ça donnait un meilleur morceau. C’est une belle leçon, il faut savoir s’écouter.
L’homme et la machine
En ce qui concerne le rapport entre la technologie et la création musicale. On parle d’intelligence artificielle absolument partout depuis quelque temps. Est-ce que c’est pour toi un outil que tu mets à contribution ?
Je ne parlais pas de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le monde mais j’ai un avis sur son usage dans l’art et je trouve que c’est quelque chose de très mauvais. Je crois profondément que l’humanité est ce qui fait que l’art est ce qu’il est. La technologie, c’est magnifique. Je suis tombé amoureux de mon ordinateur et d’Ableton mais je l’utilise comme un outil. Si je demande à ce même ordinateur de créer à ma place, c’est là où je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Cependant, mon avis reste à pondérer car je suis très ignorant par rapport aux possibilités.
Sans jouer l’avocat du diable, on a vu David Bowie pour l’album Outside utiliser un ordinateur pour reproduire la méthode du cut-up et lui donner des débuts d’idées auxquelles il n’aura probablement jamais pensé.
C’est une façon très cool de détourner la technologie en effet. J’ai moi-même utilisé YouTube et jouer avec son algorithme de prédiction pour tomber sur des vidéos aléatoirement. Il y a une certaine beauté dans le fait de ne pas savoir ce sur quoi tu vas tomber.
Le disque est très différent de tout ce qui sort habituellement. On pourrait même croire qu’il pourrait être accompagné d’un autre format. Un court-métrage, un essai ou quelque chose du genre. Est-ce que ça a été à un moment dans tes reflexions ?
Non, je vois juste la musique comme ça. J’adore le cinéma et notamment le cinéma français qui a produit mes films préférés. J’adore la littérature également. C’est intégré à ma manière de penser et c’est ce qui peut engendrer une musique littéraire ou cinématographique. C’est pourquoi cet album peut se lire comme un livre.
Ces dernières années, tu as aussi changé de label en signant avec Sub Pop.
Dès la première rencontre, ça s’est vraiment bien passé avec eux. Je sens que la structure est solide, honnête et bienveillante.
Pour les tournées, comment vous allez marier tes différents albums et les samples de Death Jokes ?
C’est la question très intéressante à laquelle on est en train de répondre. Je suis accompagné d’un directeur musical et on veut que chaque sample soit joué sur scène avec les musiciens. Bien sûr, s’il s’agit de gens qui parlent ou d’un violoncelle pour quelques secondes : on ne va pas les jouer sur scène. Mais tout ce qui est rythmique ou mélodique sera joué. Tout le monde aura un petit clavier ou de quoi faire des percussions. On mixera des moments électriques et électroniques pour les deux derniers albums et des passages plus acoustiques pour les disques plus anciens. Cela va être super intéressant parce que ce sera comme voir 10 styles musicaux différents au sein d’un même concert.
Quelle est la dernière chose qui t’as fait rire ?
Death Jokes a été un album très drôle à faire, je me suis marré constamment. Il y a eu aussi des épiphanies, des choses que je n’avais pas prévu et qui se sont soldés par des morceaux parfaits selon moi. La dernière chanson du disque, ‘Poor Cops’, est la dernière que j’ai écrite et enregistré. Initialement, j’avais mis de côté un sample des Beatles pour cette chanson. C’était une cover de ‘Yesterday’ faite par Lenny Bruce et sa fille juste avec son décès. J’ai essayé de l’intégrer mais il est impossible pour des raisons de droits d’utiliser même une cover des Beatles. Cet esprit très conservateur m’a fait penser aux problèmes de droits qu’il peut y avoir avec l’utilisation de samples. Je me suis demandé qui ça pouvait concerner et j’ai pensé à J Dilla. En cherchant une vidéo sur YouTube à propos de lui, le premier résultat sur laquelle je suis tombé est une cover de ‘Yesterday’. Drôle de coïncidence.